Gerbes

action furtive, 2013
dans le cadre de l’événement Springtemps, articule, 29 mars au 14 avril 2013

Performeurs : Daniel Campeau, Samuel Garrigó Meza, Alexandre Geissmann, Denis Lessard, Douglas Scholes
À la mémoire de Daniel Campeau (1958-2018)

Croyez-vous qu'un athlète, longuement célébré, dont la force et l'adresse furent reconnus par des triomphes publics, s'infériore du fait de porter aisément un simple bouquet de tulipes et de jasmins assemblés ?

Erik Satie, émoires d'un amnésique (1912)

Cinq ou six hommes de haute stature, à l'apparence virile, portent des grands bouquets de fleurs ou des plantes fleuries et déambulent en divers points de la ville durant le projet Springtemps : ils investissent des lieux insolites, paradoxaux, inattendus, comme un supermarché ou le métro à l'heure de pointe, des lieux achalandés ou déserts...

Les performeurs ont une certaine latitude quant au choix du lieu de leur intervention et quant aux gestes posés, de concert avec moi. Ils collaborent au processus en choisissant un parcours suggéré ou en proposant leur propre parcours. En fin de parcours, ils peuvent disposer des fleurs comme ils l'entendent.

Afin de conserver leur caractère furtif, les interventions ne sont pas documentées visuellement lors de leur déroulement, mais rétrospectivement, dans le cadre d'une entrevue vidéo informelle menée d'après un canevas flexible de questions très simples :

  • Peux-tu nous décrire ton parcours?
  • Comment s'est passée l'intervention?
  • Qu'as-tu ressenti lors de l'intervention?
  • As-tu remarqué des réactions de la part des passants que tu as côtoyés?
  • Comment as-tu disposé des fleurs?

Il est rare qu'on trouve des représentations d'hommes avec des fleurs dans la publicité ou les arts visuels, sauf dans certains portraits de la Renaissance ou de la période baroque, et chez certains photographes contemporains comme l'Américain Duane Michals ou le Canadien David Rasmus, dans leurs évocations empreintes de gravité et de spiritualité, ou le duo français Pierre et Gilles, qui exploitent la dimension du kitsch. En effet, en général les fleurs sont davantage associées à la féminité, à la délicatesse et à la fragilité. Dans un contexte masculin, les fleurs évoquent la figure du dandy ou celle du nouveau marié qui porte un oeillet, une rose ou une orchidée à la boutonnière.

Par ailleurs, les bouquets de fleurs sont associés à la célébration d'occasions spéciales, à l'aisance matérielle et au luxe, ce qui pourrait détonner si l'intervention se déroule dans un quartier moins favorisé de la ville. En revanche, les bouquets de fleurs font souvent sourire les passants rencontrés au hasard, qui entreverront là un signe avant-coureur du printemps qui tarde à venir, et qui tenteront de deviner l'occasion et la personne à qui le porteur entend les offrir. La fragilité et le caractère encombrant du bouquet ou de la plante pourraient également faire réagir les passants qui s'approcheront pour les examiner ou en respirer le parfum, ou qui s'éloigneront pour éviter de les abîmer.

Par le truchement de toutes ces connotations et situations riches de sens, j'espère susciter des réactions, des réflexions et des instrospections stimulantes, autant chez les performeurs participants qu'auprès du public en général.

Dans le cadre de Springtemps, Denis Lessard propose des actions furtives à thème floral en divers lieux de Montréal. Ces actions seront discutées rétrospectivement lors de la rencontre avec les artistes, le 13 avril 2013, de 14h à 17h.

Denis Lessard invite le public à poster messages et photos sur le site Pinterest à l'adresse http://pinterest.com/springtemps/springtemps s'ils et elles croient avoir été témoins de ces actions furtives.

Extraits du texte de Daniel Campeau sur son parcours

Dimanche 7 avril
Achat du bouquet
Visite de 2 fleuristes
Le premier pour ses souffles de bébé
Le deuxième pour ses lys blanc crème tirant sur le jaune pale et ses iris.
Ce sont des hommes qui m’ont vendu les fleurs. 
Ils aiment les fleurs de manière très apparente.
Les deux ont parlé d’odeur des fleurs en les humant avant de me remettre le bouquet emballé dans une pellicule transparente. 

[…]

Première marche, lundi 8 avril de 7 heures 30 à 8 heures 30.

J’ai choisi ce premier moment en souhaitant croiser les travailleurs du matin. Le temps est gris. Je marche d’un pas lent, me tenant bien droit. Je me suis vêtu de blanc, ce qui détonnait en ce matin d’entre début du printemps et de fin d’hiver. […]

J’entre dans le parc. Les promeneurs sont accompagnés de leurs chiens. Ils sont nombreux et discutent entre eux. Ils lancent des balles que les chiens rattrapent. C’est l’indifférence. Une jeune femme à vélo me croise et m’adresse un très grand sourire complice. Je crois que j’ai fait plaisir à son regard. Enfin une réaction!

Au passage je croise d’autres hommes et d’autres femmes, j’observe la même réaction, les femmes regardent à tout le moins la gerbe de fleurs. Les hommes sont plutôt indifférents. Une autre fois, je me dis que les gens ne sont pas encore réveillés. Ça se voit même sur leur visage.

[…]

Je reprendrai la marche vers 16 heures 30 pour me rendre au Quai des Brumes, pour le lancement d’une biographie que publie une amie auteure. Je lui remettrai la gerbe.

[…]

Je me rends à Rachel pour me diriger vers la piste cyclable et longer l’avenue Parc-La Fontaine. Un joggeur se retourne et court à rebours en me lançant « hum! ça sent bon, c’est beau » avec un large sourire. Une jeune femme regarde le bouquet avec beaucoup d’envie. Ça se voit dans ses yeux. Elle me regarde. Immédiatement après un jeune homme planchiste, aussi souriant, me lance un grand MERCI très prononcé et très heureux. Je lui réponds « c’est un plaisir ». Je descends jusqu’à la rue Roy pour me rendre vers Saint-Denis. Je croise une jeune femme avec sa petite fille de 2 ans à peine. Elle s’exclame « Ah gui gui » les bras dans les airs en ouvrant et fermant ses mains comme pour saisir le bouquet. Elle me fait rire. Juste un peu plus loin, un jeune couple est attablé à la vitrine d’un café. Le bouquet passe sous leurs yeux. Ils esquissent un large sourire, presqu’un fou rire. Un peu plus loin, devant la fruiterie une femme me dit « ah que ça fait du bien de voir des fleurs ». Rue Saint-Denis, même tendance, les femmes regardent et m’adressent un petit sourire. Un couple de dames se tenant bras dessus, bras dessous opinent de la tête en même temps. Elles approuvent et apprécient le bouquet.

[…]

D’un point de vue plus personnel, la marche du matin m’a interrogé. Elle a ramené des questions aussi âgées que moi, probablement plus anciennes que moi, que se sont posées tant d’êtres humains : Qui me voit? Qui m’observe et que je ne vois pas? Que pense-t-on? Quelles sont les images qui viennent à l’esprit de ces gens? Avant chaque départ, j’ai eu le même trac que si j’avais été sur scène.

Le parcours de la fin d’après-midi était beaucoup plus agréable. Le soleil chaud et printanier donnait un air de fête. Les réactions ont été plus vives et elles ont provoqué une communication avec certaines personnes croisées sur le parcours.

«Gerbes» de Denis Lessard, la 4e partie Springtemps @ articule

Texte de Sylvie Laplante

Pour son projet intitulé Gerbes, tout le long de l’événement Springtemps, Denis Lessard avait déposé des indices: des images (repères iconographiques) et des bouquets de fleurs (un exposé à articule, un autre remis à Robb Jamieson à la fin de son «Marathon North»), de façon à laisser place aux suppositions, à l’interprétation.

C’est enfin samedi dernier, le 13 avril, que Denis nous a convié au grand dévoilement de son projet, sous la forme d’entrevues.

D’abord, il avait demandé à quatre hommes de son entourage de se procurer un grand bouquet de fleur, d’envergure et visible, et avec lequel chacun irait déambuler selon un itinéraire de son choix, seul, dans la ville. Le moment et le lieu était à la discrétion de chacun. Denis s’était formulé le caractère impromptu et le regard extérieur qui pouvait être posé sur un homme (à caractère viril) seul, tenant un grand bouquet (féminin, luxueux, fantaisie) et déambulant ou se tenant dans des lieux indéfinis, publics et sans but précisé. Denis anticipait ce regard. Il a mis en marche ce projet de façon à ce que ces actions soient furtives. Aucun enregistrement n’allait être fait. Denis avait bien exprimé à ses collaborateurs le caractère furtif et donc non-représentatif de l’action. Le seul compte-rendu possible allait être le témoignage de chacun des protagonistes ultérieurement, à la fin de l’événement. Denis n’en savait donc pas plus que nous lors de la rencontre de samedi, où tous les collaborateurs à son projet étaient présents.

Chacun a raconté une expérience différente, dû au fait qu’ils aient ou non déjà fait une performance, puis leur façon de négocier cette mission, le lieu choisi, l’infiltration de cette action dans leur vie personnelle, les hasards heureux et comment chacun a résolu le dénouement de l’action. Chacun a parlé de sa perception et interprétation des regards, les comparaisons et différences de réactions selon qu’ils s’agisse d’hommes ou de femmes rencontréEs… aussi leur propre perception d’eux-même. Une discussion avec l’auditoire a ensuite suivi.

Les hommes-fleurs/collaborateurs : Denis Lessard, Daniel Campeau, Samuel Garrigó Meza, Alexandre Geissmann, Douglas Scholes.
http://springtemps.wordpress.com