Diptyques

«Il n’y a plus de tabous en Hollande», me disait une des artistes du collectif d’ateliers Het Wilde Weten où j’étais en résidence à l’automne 1998, rue Robert Fruin à Rotterdam, dans l’ancien couvent des sœurs franciscaines de Bennebroek. Pourtant, il a paru en être autrement lorsque j’ai décidé de réinvestir l’espace de la chapelle désaffectée et de revenir à deux activités qu’elle évoquait pour moi : les offices religieux de sa vocation première et la tenue de concerts, comme c’est souvent le cas dans certains édifices religieux, encore en fonction ou non.

C’est ainsi qu’à travers un réseau d’annonces affichées au conservatoire et à l’école de musique de Rotterdam, puis d’un message vu par un ami dans un magasin de pianos de La Haye, j’ai réuni une seconde flûtiste et une violoncelliste pour interpréter les Trios de Londres de Haydn et une Sonate à trois de Pierre Gabriel Buffardin, découverte dans une librairie de musique d’Amsterdam.

J’ai également convaincu des membres de la communauté russe orthodoxe que je fréquentais à Rotterdam, ainsi qu’un ami d’enfance, un Québécois d’origine russe établi à La Haye, de venir chanter un office d’action de grâces pour faire résonner à nouveau cette chapelle de paroles sacrées.

J’ai alors décidé de documenter photographiquement ces deux activités dans l’espace de la chapelle. Il ne s’agit donc pas ici de mises en scène photographiques, mais bien de moments pris sur le vif d’activités ayant réellement eu lieu dans le temps et l’espace. Cette distinction est subtile mais nécessaire pour différencier le projet de tout le travail de mise en scène photographique ayant cours aujourd’hui, et placer ce corpus d’œuvres sous le signe de l’expérience vécue et de la pratique de la performance.

Chaque diptyque réunit deux moments parallèles des deux activités représentées, créant ainsi une nouvelle narrativité. Comme dans plusieurs de mes travaux visuels précédents, les images sont juxtaposées mais demeurent séparées par les encadrements et par l’espace blanc du mur entre les éléments, sorte de marge symbolique dans laquelle se joue le sens de l’œuvre. L’espace des photographies est lui-même divisé en deux, et les activités se déroulent dans le tiers inférieur, contre l’arrière-plan des boiseries. Rien n’interfère avec la blancheur des murs de l’abside et de la voûte, accentuant ainsi l’élan vers le haut. Le luxe d’espace soi-disant vide reflète l’immatérialité de la musique et de la prière, activités sonores dont la photographie ne conserve nulle trace.

Artiste concepteur de l’œuvre, je figure également dans les deux groupes d’images, apparaissant donc dans des activités en principe périphériques à mon travail d’artiste visuel. C’est ainsi que ce projet photographique soulève les questions de l’identité personnelle et des limites de la vocation artistique, tout en ouvrant une avenue sur le champ du spirituel et de l’immatériel.

Denis Lessard

(première parution : Vox n° 9 (automne 2000), n. p.)

Voir également :

Sylvie Cotton, «Chapelle sixtyque», ETC Montréal n° 53 (mars-avril-mai 2001), p. 38-41.
Marie-Jeanne Musiol, Diptyques, Centre VU, Québec, 2002, n.p.