Historiettes

J’ai commencé à dessiner des barbes à l’automne 2007, alors que j’étais en résidence au Banff Centre. J’ai dû penser que ce serait une façon de m’en libérer. J’adore les barbes. Dessinées sans visage, elles ont l’air de marques abstraites et lyriques, jusqu’à ce qu’on reconnaisse qu’il s’agit de barbes. Des barbes individuelles, je suis passé à des planches regroupant des barbes miniatures qui ont été utilisées pour deux t-shirts conçus en 2009 pour la galerie articule à Montréal. Ensuite, Kegan McFadden a suggéré de faire des cartes postales, en collaboration avec As We Try & Sleep Press à Winnipeg. J’ai alors pensé à utiliser les courts textes que j’avais écrits et accumulés depuis plusieurs années, tout en rêvant d’en faire une publication. Ce sont des récits minuscules – des historiettes – au sujet de certaines bizarreries de la vie. Pour les cartes postales, nous avons surtout choisi des histoires qui traitaient de la barbe. J’ai proposé des fonds aux couleurs pastel pour les barbes, qui rappelaient les teintes du papier de tournesol. Larry Glawson a conçu un graphisme délicat et nostalgique pour l’endos des cartes. À compter de janvier 2012, elles ont été postées chaque mois depuis Winnipeg à quelque soixante amis et amies, connaissances et travailleurs ou travailleuses culturelles au Canada et à l’étranger. Certains amis et amies ont fini par se reconnaître dans les histoires, tout comme on reconnait les barbes au-delà des traits de crayon.

Denis Lessard, août 2012

Une édition limitée à 30 exemplaires a été produite par As We Try & Sleep Press, Winnipeg, incluant une affiche avec la traduction anglaise des textes par Colette Tougas. Le lancement de l’édition a eu lieu dans le cadre de l’exposition intimacies à la galerie du Martha Street Studio, Winnipeg, du 6 septembre au 18 octobre 2013.

intimacies présentera des œuvres imprimées distinctes mais reliées conceptuellement par trois artistes [Denis Lessard, Kegan McFadden et Jim Verburg]; ces œuvres seront installées dans les espaces de la galerie du MSS. Chacune de ces œuvres a été produite en tant que multiple et témoigne d’une gamme de techniques d’estampe et de médias, depuis le numérique, en passant par la sérigraphie, l’impression offset et la photocopie. Ces œuvres traitent de la notion d’intimité, et plus particulièrement de l’intimité masculine et de ses manifestions actuelles. La présentation conjointe du travail de ces trois hommes vise à offrir des stratégies conceptuelles et expérimentales issues de différentes perspectives. Les cartes postales de Lessard traitent de la profondeur émotionnelle qui émane des rapports personnels (parfois passagers, parfois profondément complexes et chargés) entre hommes. Les sérigraphies de McFadden parlent de la mémoire, de l’identité et des liens sociaux. La « pile » de Verburg se rapporte aux liens subtils entre les personnes, l’expérience, l’émotion et la réalité personnelle. L’œuvre exposée par Verburg explore ces idées de façon minimaliste et abstraite, en représentant les personnes et les idées au moyen de formes et de couleurs.

Extrait du communiqué de presse de l’exposition intimacies, Martha Street Studio, Winnipeg [Notre traduction.]

Le discours des Historiettes de Denis Lessard est le plus directement intime. Sur chacune des 12 cartes postales de la série, postées à des destinataires choisis, il reproduit le dessin de la barbe d’un homme anonyme : seulement la barbe ; il n’y a pas d’autres traits permettant l’identification, au-delà du contenu du texte qui l’accompagne. Comme le sujet désirant qui fétichise un aspect de l’être aimé, Lessard isole la barbe comme pivot de son désir. Les dessins en noir sont disposés sur des fonds de couleurs variées, dont plusieurs sont roses ou brun rosé, suggérant des tons de chair, et particulièrement ceux des orifices corporels. Un court texte figure à l’endos de chaque carte postale, un récit décrivant une rencontre avec – et adressé à – un homme à qui appartient vraisemblablement la barbe.  Ces incidents remémorés vont de la simple vue de quelqu’un qui a éveillé sa curiosité,  jusqu’à une véritable rencontre ou une relation intime. La pilosité faciale est inscrite à la fois dans le texte et dans l’image : « Avec ta barbe, tu ressembles à l'un des beaux rois de France. » En s’adressant à cet homme dont la barbe ressemble à celle d’un « beau roi », comme dans les autres récits, Lessard emploie la forme familière du tutoiement, situant ainsi le sujet à qui il s’adresse dans un cercle d’affection rapproché. Ceci rend également intime et ambigu le message de l’artiste adressé au récipiendaire de la carte postale, qui peut aussi être quelqu’un avec qui l’artiste a été proche sur le plan érotique. Est-ce qu’il me parle à moi? Suis-je l’être aimé? Ou bien est-ce que j’entends malgré moi des mots échangés entre amants?

Robin Metcalfe, extrait de la brochure accompagnant l’exposition intimacies.[Notre traduction.]

La même qualité tactile caractérise les Douze historiettes de Denis Lessard, une édition de 12 cartes postales. Reconnaissant avoir « un faible pour les barbes », l’artiste montréalais associe des esquisses sommaires de barbes désincarnées et des fragments évocateurs de correspondance narrative : des récits poétiques de rencontres de hasard, des souvenirs discrètement érotiques et quelques mots d’amour. Le ton de confession et de conspiration des cartes postales se complique du fait que l’artiste ne s’adresse jamais directement au récipiendaire pressenti. Lessard a posté des copies des cartes postales à des dizaines d’individus qu’il ne connaissait pas tous personnellement; dans le contexte de l’exposition, même ce geste subtilement exhibitionniste est frappant. Dans l’ensemble, Intimacies se présente comme une collection de notes furtives et de messages éphémères et secrets. La retenue des oeuvres et leur vide trompeur suggèrent des histoires douloureuses, mais sur un mode poétique, jouant avec des courants d’affection et de désirs sublimés, qui sont voilés, juste sous la surface.

Steven Leyden Cochrane, « Hidden messages and love letters » (Exposition intimacies), Winnipeg Free Press, 3 octobre 2013. [Notre traduction.]